Retour d'expérience sur le management à distance: quand le sage montre la lune...
- Sébastien MEHAIGNERIE
- 23 sept. 2020
- 8 min de lecture
... le fou regarde le doigt. Voici un scénario typique où j’interviens dans le cadre d’accompagnement de transformations culturelles et organisationnelles: une entreprise, pour répondre à des besoins stratégiques de mutualisation, d’optimisation, et d'agilité internationale crée une organisation mondiale "hors-sol" versus une organisation multi-locale auparavant; les équipes sont dorénavant mondialisées et virtualisées dans des interdépendances complexes; le management passe d’un management vertical et local à un management à distance plus horizontal.
Le problème à résoudre tel que posé par le client est: comment être efficace et impactant malgré la distance qui me sépare de mes collaborateurs ? Comment créer une communauté managériale virtuelle alignée malgré la complexité ?
Trop souvent, l’attention se porte exagérément sur le visible, la distance physique, le doigt de Confucius, au détriment de l’invisible, la culture managériale.
Se concentrer plutôt sur la lune, c’est-à-dire sur la transformation de la culture managériale.
A l'origine, je me suis interrogé sur la meilleure approche pour traiter ce sujet de la distance. Je pensais couvrir les aspects pratiques, parler outils de communication à distance qui permettent d’avoir aujourd’hui des interactions qualitatives. J'imaginais également mettre l’accent sur le besoin de recréer de l’informalité et de la confiance dans une organisation qui se complexifie et éloigne ses membres, pas seulement physiquement. Mais avec une telle approche, j’avais la sensation de coller des rustines sur une gomme managériale un peu usée et finalement de mettre l’accent sur la position du doigt au lieu de concentrer notre attention sur la direction pointée.
Et donc si c’est de la lune dont il faut parler, de quelle lune parle-t-on ?
Pour ceux qui créent et mettent en place ces organisations virtuelles, le management à distance est une partie de la solution, et cette distance doit donc également être perçue comme une source d’opportunité pour les leaders et les managers de l’organisation. Et c’est là que le bât blesse.
La distance comme beaucoup d’autres éléments de l’organisation d’aujourd’hui -on pourrait citer la matrice, les interdépendances conflictuelles, l’ambiguïté des rôles et responsabilités, la volatilité des priorités- est perçue par les managers qui vivent l’organisation de l’intérieur comme un prix à payer, en monnaie de désengagement et d’inefficacité, d’une organisation qui aurait du sens que pour ceux qui, d’une certaine manière, n’en font pas partie, ceux qui l’ont créée, et ceux qui la dirigent. Pour ces derniers, ceux qui peuvent en voir les tenants et les aboutissants à un niveau macro, l’agilité d’une telle organisation est une évidence. Autant dire qu’il faut prendre une sacrée hauteur de vue car pour les autres, "ceux du dedans", c’est une autre histoire. Un jour, un dirigeant m’a lancé "l’organisation matricielle globale marche, sauf pour ceux qui sont dedans". Oui mais à quel prix… Prix humain d’abord, celui du stress et du désengagement, et coûts élevés en terme de productivité. Vues de l’intérieur, les nouvelles organisations peuvent être usantes voire désespérantes à plus d’un titre. Hors il est possible que ce type d’organisation génère des opportunités pour tous, à condition d’adapter la culture managériale en profondeur. Changer la culture managériale c’est faire en sorte que chaque leader, chaque manager voit dans la distance, la matrice, la volatilité, l’incertitude et l’ambigüité une source d’opportunité et non d’anxiété. Quand la distance devient la solution pour tous…
Les problèmes posés par la distance.
Quand on demande aux dirigeants et managers les problèmes qu’ils associent à la distance, les réponses se trouvent en général dans la liste suivante : déshumanisation du travail, méconnaissance des collègues, incapacité à cerner qui fait quoi, perte de contrôle, moins d’impact, moins de pouvoir, sentiment d’isolement ou de déclassement, climat de défiance, climat conflictuel, modes de fonctionnement inefficaces, bureaucratie, trop de reporting, multiplication des indicateurs de performance (les KPIs), trop de procédures. On notera que ce sont des frustrations générales liées à l’organisation, bien au-delà de la problématique de la distance physique, qui sont partagées.
Du besoin de contrôle.
Attardons-nous sur une des sources de frustrations majeures, cet excès de reporting, de KPIs et de procédures. De quoi cet excès est-il le nom ? Pourquoi cet abus de reporting et de procédures pour assurer, à distance, la performance ? Une analyse nous renvoie vite à un besoin largement répandu dans le logiciel managériale: le besoin de contrôle.
Dans un environnement local, dans un management de proximité, il est facile d’exercer ce contrôle de manière plus ou moins subtile et constructive. Un dirigeant avec un fort besoin de contrôle peut se contenter de voir, se satisfaire de la proximité avec ses collaborateurs, d’interactions physiques régulières pour répondre à ce besoin. Imaginons que ce même dirigeant se retrouve à la tête d’équipes éclatées sur de nombreux sites et dans de nombreux pays, comment satisfera-t-il ce besoin de contrôle ? Peu de choix se présente à lui, hormis la multiplication des KPIs, apte à donner l’illusion de contrôler ce qui se passe "là-bas", dans le reflet –le leurre ?- d’un tableau excel ou de plateformes informatiques. Voilà pour contrôler ce qui est fait. Pour contrôler comment cela est fait, la multiplication des process et procédures fera l’affaire.
Le problème ici n’est donc pas la distance mais le contrôle exercé à distance. Je recommande toujours à chaque dirigeant d’investir dans une réflexion sur son rapport au contrôle et sur les conséquences sur soi et sur les autres dans un tel environnement. Il ne s’agit pas de supprimer le contrôle mais de le doser. A distance la surdose coûte très cher : circuits décisionnels inefficaces, goulets d’étranglements, bureaucratie, délais, innovation annihilée, désengagement. Sortons la confiance du seul domaine de la bonne volonté et construisons un réel business case confiance versus contrôle en intégrant coûts, risques et opportunités.
Du sentiment d’impuissance ou de déclassement.
Portons maintenant notre attention sur une autre source d’inconfort importante: l’incapacité à être impactant dans un environnement virtuel, le regret de manquer de ressources, l’impression de perte de pouvoir, le sentiment de déclassement et d’isolement aussi. Ce dernier symptôme est souvent le plus douloureux et doit être traité sérieusement par l’entreprise. Là encore, il est plus intéressant dans cet environnement de questionner le logiciel managérial et non ce qui le fait "bugger", la distance.
Typiquement, nos organisations traditionnelles ont inscrit notre impact, notre statut, notre accès aux ressources dans une très forte verticalité, d’où le surinvestissement affectif, relationnel et productif vis-à-vis de notre hiérarchie vers le haut, le manager en premier lieu, et vers le bas les équipes et individus subordonnés. C’est ce rapport vertical à l’organisation que la distance bouscule, en isolant les individus de leur lignée hiérarchique, et en créant de multiples interdépendances transverses et virtuelles qui obligent à repenser son impact et à l’envisager dans sa dimension horizontale plutôt que verticale. Pour accéder aux ressources, exercer le pouvoir et développer son impact, il faut dorénavant regarder à gauche et à droite bien plus qu’en haut et en bas.
Il s’agit de questionner sa perception des attributs du pouvoir, c’est-à-dire ce qui donne du pouvoir, ou, au contraire, n’en donne pas. Une vision trop positionnelle du pouvoir (hiérarchie, âge, statut social, expertise) mène beaucoup de dirigeants dans l’impasse. Les entreprises sont aujourd’hui remplies d’experts et de chefs impuissants. En effet miroir, on retrouve aussi bien la difficulté à sortir de cette verticalité de la part des managés qui ont encore souvent des attentes vis-à-vis de leur manager auxquelles l’organisation d’aujourd’hui rend impossible de répondre, que de la part du manager qui voit un élément essentiel de ses attributs managériaux lui échapper, l’autorité ou l’expertise.
On gardera donc en tête cette image du T-leadership, le leadership en forme de T, qui tel l’homme de Vitruve de Léonard de Vinci évoque autant l’ampleur horizontale que l’ancrage vertical du dirigeant impactant d’aujourd’hui.
Dans un tel environnement, on recommandera donc d’investir dans le développement d’un leadership transverse, apte à créer de la valeur dans la complexité horizontale de l’organisation. On parle alors de compétences autour de la confiance, l’influence, l’alignement, la résolution de conflits, le networking, l’intraprenariat etc
De l’ambigüité et de l’incertitude.
Autre exemple dans la liste de problèmes auxquels la distance est souvent associée: le qui-fait-quoi, le où-est-qui, la navigation à vue, bref ce qu’on pourrait résumer à l’ambigüité et l’incertitude dans l’organisation. Le rôle de la distance est là aussi tout relatif; j’ai beaucoup d’exemples d’équipes réorganisées sur le même site, souvent en open-space, sans problématique réelle de distance, qui affirment qu’elles n’ont plus aucune clarté sur les rôles de chacun et que les zones grises semblent devenir la règle dans la définition des responsabilités.
Les américains parlent pour aller plus vite d’environnement VUCA, acronyme qui veut dire volatile, incertain, complexe et ambigu. La question centrale devient: la clarté indispensable pour avancer ensemble, clarté sans laquelle il n’y a pas d’alignement possible, devons-nous l’attendre en rongeant notre frein ou devons-nous prendre en charge cette clarification nous-mêmes ? Les managers comprennent aujourd’hui que seule la deuxième option est viable, constatant souvent avec dépit que la clarté est la promesse non tenue de l’organisation. Ceci est une source de frustrations immenses à la fois pour les collaborateurs qui font à un moment l’expérience du chaos et pour les dirigeants et managers qui ne sont plus capables d’apporter cette clarté, eux-mêmes soumis à la propre volatilité de leurs priorités.
Clarifier est probablement la fonction clé que l’organisation remplissait avant pour tous ses membres, et que chaque membre doit aujourd’hui remplir pour l’organisation. Clarifier devient un job à part entière du T-leader dans une organisation qui n’est plus là pour générer de la clarté mais de l’agilité. Chaque manager devient ainsi comptable de remettre de la lisibilité dans ses interdépendances, en construisant des partenariats, en collaborant, réconciliant, alignant, clarifiant avec les autres le "pourquoi on le fait, comment on le fait, et le qui le fait".
Dans un tel environnement, on recommandera donc de challenger ses attentes vis-à-vis de l’organisation, et de mettre en œuvre une collaboration constructive sans jamais oublier de clarifier d’abord, pour soi, et avec les autres le pourquoi, le comment et le quoi.
De l’email, de l’hyper-traçabilité et du formalisme.
Evoquons enfin le problème récurrent dans les organisations virtuelles d’aujourd’hui: l’omnipotence de l’email. On parlera de pouvoir de l’email pour son rôle de traceur impitoyable autant que pour sa sur-utilisation généralisée. Cette omnipotence puise sa source dans plusieurs facteurs: le manque réel ou perçu d’alternatives pour la communication à distance, la défiance généralisée qui mène à la recherche de traçabilité ("regarde, je t’ai envoyé un email le 4 février 2007 à 21h02"), et la course à l’information.
Reconnaissons d’abord depuis quelques années la vraie prise de conscience et d’initiatives sur la recherche d’alternatives à l’email: outils de messagerie instantanée simple (le "chat") ou augmentée (whatsapp et autres), réunion virtuelle avec webcams partagées, réseaux sociaux et communautés. Je citerais l’exemple récent de ce dirigeant commercial d’une firme industrielle qui a exigé que chacun de ses collaborateurs soit présent sur whatsapp en ajoutant "si vous n’avez aucune idée de ce que c’est, demandez à vos enfants".
Le frein principal à l’adoption de ces nouveaux outils est souvent leur association avec une forme de futilité, de gadget. Il faut alors redire à quel point ce qui est perçu comme futile à distance est a-contrario considéré comme essentiel en proximité: l’informalité et l’interaction. Avec la distance disparaît l’informalité de la machine à café, l’interaction des émotions partagées dans un couloir, la (re)connaissance qui se crée dans la proximité. Considérer qu’il suffit de délivrer pour créer de la confiance est un leurre. La confiance a autant à voir avec qui nous sommes qu’avec ce que nous faisons.
Quand l’informalité disparaît, se crée la société du tout-formel et du tout-traçable qui détruit lentement la confiance. On peut constater l’inverse proportionnalité entre usage de l’email et confiance dans l’organisation virtuelle.
Il faut donc à tout prix faire preuve de créativité pour recréer cette informalité à distance avec les bons outils et du temps consacré. Dans cette course à l’information, il faut aussi avoir le courage d’appauvrir nos communications en information pour les enrichir en interaction.
La distance agit pour la culture managériale comme un révélateur photographique.
Ainsi, tel le révélateur photographique qui permet de découvrir une image latente et invisible, la distance porte à la lumière la culture managériale. Trempez une culture managériale hiérarchique et descendante, axée sur le contrôle et l’expertise, dopée à l’information, dans ce révélateur de la distance et vous verrez alors briller reporting et procédures à l’excès, impuissance managériale, circuits décisionnels inefficaces, sentiments de déclassement et d’isolement, omnipotence de l’email et une armée de managers freinés par l’incertitude et l’ambigüité.
L’énergie doit donc être portée à adapter la culture managériale aux standards nécessaires pour générer de l’engagement et de la productivité dans les organisations modernes. C’est la responsabilité de chacun, à tous les niveaux de l’entreprise. Socrate disait que nous sommes individuellement responsables de la culture dont nous faisons l’expérience.
Effectivement, cela peut sembler loin, comme la lune, mais à trop regarder le doigt, celui de la distance, ou un autre, qui posera une autre rustine, on perd un temps précieux dans l’adaptation de la culture managériale à l’essence et au projet de ces nouvelles organisations.
Quand le sage montre la lune, le fou regarde le doigt. Que Confucius s’invite ici n’est pas anodin. L’homme dont l’enseignement, fondé sur la bienveillance, la droiture et l’intégrité, s’adressait d’abord aux futurs hommes de pouvoir aurait sûrement beaucoup à nous apprendre.

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